Le petit bonhomme
Il y a quelques jours, un dimanche après-midi, j’étais en scooter dans mon quartier, un quartier vraiment mort le dimanche après-midi. J’allais boire un thé pas très loin, chez une amie – je dis un thé comme ça, il m’étonnerait que nous ayons bu du thé, surtout connaissant l’amie. À quelques mètres devant moi, le feu est passé au rouge, j’ai ralenti, me suis arrêté. Il n’y avait pas de voitures, juste moi, et une toute petite fille sur le trottoir, avec un anorak rose, qui attendait pour traverser, une petite fille de sept ou huit ans.
Le feu était rouge, il n’y avait personne, aucun risque, mais la petite fille restait sur le trottoir, elle me regardait, puis regardait en face d’elle. Je ne comprenais pas ce qu’elle attendait pour traverser, puisqu’il n’y avait personne, que j’étais à l’arrêt, et puis j’ai compris, elle attendait que le petit bonhomme passe au vert.
Quand cela est arrivé, elle a traversé devant moi, triste comme sont les enfants sages, sérieuse et concentrée, tenant un sachet blanc dans sa main droite, qui provenait d’une boulangerie. Je me suis demandé ce qu’il y avait dans ce sachet. Des chouquettes, des bonbons, des pains au chocolat, puis des larmes me sont montées aux yeux, une vraie bouffée de chagrin. Je n’ai pas su d’où venait ce chagrin, et je n’ai pas cherché à savoir. J’ai regardé la petite fille s’en aller, puis le feu est passé au vert. Le chagrin aussi.
Dans les scénarios, quand on passe d’une scène à une autre de manière un peu brutale, illogique, on écrit ceci : CUT SUR/ Pour que ce journal ait malgré tout semblant de valeur pédagogique – et sachant que les trois-quarts des gens, oui, se foutent éperdument de la manière dont on écrit les scénarios, et nul ne les en blâmera, je tenais à l’apprendre à certains. Car voilà :
CUT SUR/
Hier, j’ai déjeuné avec deux de mes meilleures amies. Nous ne nous voyons pas souvent, par ma faute, je ne rappelle pas assez les gens, même les gens que j’aime profondément, c’est un reproche que je me fais, une chose à améliorer, il faut toujours s’améliorer. Comme d’habitude, très vite, la conversation vira littérature : qu’avions-nous lu depuis la dernière fois ? Mes amies sont de très grandes lectrices, imparables en culture et en goût, il faut faire très gaffe avec elles. Pour je ne sais quelle raison (en fait si, je sais, et j’en profite pour faire une bise à Tonino), nous nous sommes mis à parler polar. Je leur conseillai alors le meilleur polar que j’ai lu depuis des années : Seul le silence, de R.J. Ellory, un chef d’œuvre.
“Je ne peux pas lire ce livre” dit alors une de mes amies. “J’ai lu un papier dessus, ce n’est plus un livre pour moi”. Vraiment je ne comprenais pas, et je la connais depuis l’enfance, cette amie a tout lu, est capable de tout lire, alors pourquoi pas ce livre, surtout si je lui conseillais… “Depuis que j’ai eu Paul, dit-elle, je n’arrive plus à lire ces histoires.” Et là, oui, j’ai compris. Seul le silence parle d’un meurtrier en série, qui ne tue que des enfants, et mon amie en a eu un, il n’y a pas très longtemps. “Quand je lis ce genre d’histoires, ajouta-t-elle, je pense à mon petit bonhomme.” Mon autre amie acquiesça ; elle, en avait trois, des petites filles, et passablement le même problème.
Nous nous mîmes alors à parler littérature et utérus. De l’influence de l’un sur l’autre. Ce fut une chouette conversation.
CUT SUR/
J’écris ce texte. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas comment l’illustrer. Pas de photo d’enfant, non, ou prise sur un fond d’écran de téléphone, comme font tous les parents qui ont un téléphone. J’ai vu celui d’une autre amie tout à l’heure, nous étions en voiture, elle voulait me faire écouter quelque chose qui provenait de son téléphone, et j’ai vu sa cadette sur l’écran. Quelques minutes avant, elle m’expliquait son problème du moment – plutôt un gros problème : comment dire à sa petite fille de quatre ans que son papa et sa maman allaient se séparer, qu’elle n’allait plus les voir ensemble, qu’elle les verrait séparément, mais qu’ils l’aimaient fort tous les deux, que cela n’allait rien changer… Je n’ai pas d’avis sur la question, pas de conseil à donner, j’aime mon amie donc je l’écoute, je compatis, je fais ce qu’on peut dans ce genre de cas, c’est-à-dire rien, juste écouter.
Nous étions en voiture, arrêtés à un feu rouge. Mon amie était triste, moi j’étais triste pour elle. Je lui ai rendu son téléphone. Puis le petit bonhomme est passé au rouge, puis le feu est passé au vert. Elle a démarré la voiture.
ADDENDUM/ Cette question de fond d’écran de téléphone subitement me turlupine : partant du principe balavoinesque qu’aimer est plus fort que d’être aimé, avoir quelqu’un sur son fond d’écran de téléphone est-il plus fort qu’être sur le fond d’écran de quelqu’un? Je pose la question. Pour ne pas finir sur une note triste, absolument.
Un adulte sur le fond d’écran d’un adulte, ça fait très con (pardon à tous ceux qui) mais un enfant, c’est normal. Or les enfants n’ayant pas de téléphone portable il est donc vraisemblablement plus important d’avoir que d’être.
Sur ce coup là.
théorie terminée.