Les hommes en jupe
J’avais dit à Caroline que nous étions en train d’écrire un film avec Christophe dans lequel il y avait un personnage de danseuse-chorégraphe, je lui avais demandé son aide, puisque ni Christophe ni moi n’étions vraiment calés en danse. Caroline a une compagnie, elle produit des spectacles de danse, notamment ceux, magnifiques, de Raphaëlle Delaunay. Sous prétexte de m’inviter à boire un verre pour fêter mon anniversaire, elle me donna rendez-vous quelques jours plus tard place du Châtelet. Je la vis arriver avec un petit sourire : “En fait, on ne va pas aller boire un verre tout de suite, me dit-elle après m’avoir embrassé. Je t’emmène au spectacle.”
Il y avait foule, effectivement, devant l’entrée du théâtre de la Ville, un spectacle de danse s’y donnait, intitulé Zero Degrees. Sur l’affiche, il y avait deux hommes en jupe agrippés l’un à l’autre. “Tu es sûre que c’est une bonne idée ? lui demandai-je, un peu inquiet. — Tu voulais qu’on parle de danse, non ? Là tu vas comprendre de toi-même, c’est ce qui se fait de plus beau en ce moment.”
Arrivés dans la salle, ivre de monde, j’échangeai ma place avec une spectatrice afin de prendre le strapontin, et glissai à l’oreille de Caro : “Si tu me vois partir discrètement ne t’inquiète pas, je t’attends au café à côté.” Elle hocha la tête, avec un petit air entendu – sans doute était-elle sûre que je ne partirais pas. Et si elle m’avait fait cette surprise, c’est qu’elle se doutait bien, me connaissant un peu, que si elle m’avait proposé d’aller voir ce spectacle j’aurais évidemment refusé. D’autant que ce soir-là, vraiment, je n’avais pas envie, j’étais fatigué, je voulais juste boire un verre, pas voir deux hommes danser en jupe, deux hommes que je ne connaissais pas.
Akram Khan et Sidi Larbi Cherkaoui, ils s’appelaient.
Mon attrait pour la danse, autant être honnête, a toujours été lié aux danseuses, le corps des danseuses, la grâce des danseuses, l’érotisme des danseuses. D’ailleurs nous n’avions pas choisi un danseur comme personnage, c’était une femme, que nous imaginions sexuelle, sauvage, charnelle. Je ne me voyais pas rester deux heures dans cette salle à regarder des corps d’hommes, aussi bien faits soient-ils.
Mais je ne vais pas faire long, et on se doute de la fin de l’anecdote. Au bout d’un quart d’heure de spectacle, je n’ai pas compris ce qui se passait en moi, j’étais fasciné, bouleversé, quelques minutes plus tard j’ai senti de l’eau sur mon visage, et j’ai pleuré sans discontinuer la dernière demi-heure du spectacle, moi qui ne pleure jamais au spectacle, moi qui n’aime pas les hommes en jupe. Aujourd’hui, quand on me demande quelle est la plus belle chose que j’ai vue sur une scène de ma vie, je réponds cette chose-là. Et je ne remercierai jamais assez Caroline de m’avoir fait vivre cette émotion.
Si je repense à cette histoire, c’est qu’il y a trois jours, j’ai eu un rendez-vous professionnel avec une comédienne qui me raconta avoir eu le privilège de travailler six semaines seule à seule avec Akram Khan. Elle fut surprise quand je lui dis que je comprenais très bien ce qu’elle avait pu ressentir, ayant moi-même eu l’honneur de travailler deux mois avec Sidi Larbi Cherkaoui pour mon film. C’est lui qui a fait répéter Léa, qui a créé les chorégraphies. Quelques jours après le spectacle, un hasard m’avait fait rencontrer son éditeur chez Actes Sud – c’était un ami du Général Tioum, il était venu voir La Tour de Pise. Je lui ai parlé de mon film, il me donna le numéro de Larbi, qui me rappela le lendemain. Ce fut aussi simple que ça.
J’avais envie d’écrire ici tout l’amour, le respect et l’admiration que je voue aux danseurs en général et à Sidi Larbi Cherkaoui en particulier, qui est devenu une de mes idoles, au même titre que Tom Waits, Rickie Lee Jones, Bruce Springsteen ou Aki Kaurismaki. À cette seule différence que c’est une idole à qui je claque la bise quand on se voit. Et je ne dis pas ça pour crâner, je dis ça parce que j’aime cet homme, et je voudrais que tout le monde l’aime, que tout le monde voit son travail. Je pense que si un spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui passait un soir, à la même heure, sur toutes les chaines de toutes les télés du monde, le monde, le lendemain, serait meilleur – les gens, le lendemain, seraient meilleurs.
J’ai vu presque tous ses autres spectacles, depuis, je suis son travail. Et à chaque fois je suis bouleversé, fasciné, transi. Je sais maintenant mieux la foi, l’abnégation et la douleur que ressentent ces hommes et ces femmes qui dansent. Rien de comparable avec le théâtre, la musique, le cinéma. Petits bras sommes-nous tous à côté. Je sais maintenant mieux ce qu’est la danse, oui, ce qu’est la grâce. Bizarrement, depuis, les choses se sont inversées, je renâcle toujours un peu à l’idée d’aller au théâtre, au concert, il faut souvent que je me fasse prier, mais proposez-moi un spectacle de danse et je serai toujours partant. Même pour y voir des hommes en jupe.
ADDENDUM/ Un des plus beaux liens tournant actuellement sur le net est la bande-annonce du film que Wim Wenders vient de consacrer à cet autre génie de la danse, Pina Bausch. Le film s’appelle Pina, et en cliquant ici, normalement, vous tombez dessus.
Salut Diastème !
Ça m’a fait du bien de vous croiser hier soir, Damien et toi.
Nombre de bons souvenirs sont remontés, Jeanne, Fred, 107 ans…et toute cette simplicité, cette sincérité, cette liberté que l’on partage quelques instants avec de rares personnes parce-que…peu importe pourquoi finalement !
Bref, tu m’apprends l’existence de ton blog et je suis bien heureux de l’avoir là, sur mon écran. J’ai enfin lu tous tes papiers et je kiffe ! Voilà donc « EN BEAUTÉ » ajouté à mes marque-pages ! Voilà, un accro de plus !
La bise.
Moi c’est cette phrase qui me donne envie de chialer:
Je pense que si un spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui passait un soir, […] le monde, le lendemain, serait meilleur – les gens, le lendemain, seraient meilleurs.
C’est beau rien que d’y penser