Quatre frères
Ce matin, pas très tôt, j’étais au Copy Top, avenue de Villiers, afin de faire proprement relier une sortie papier de “Fille⎮Mère” pour la donner à Valentine.
Je vais souvent au Copy Top, c’est un endroit que je fréquente – mon père m’a offert une machine à relier il y a quelques années, mais elle ne marche plus, ou je ne suis pas doué, ou je n’ai pas la patience.
Tandis que j’attendais tranquillement, dans la boutique déserte, que mon vendeur habituel ait terminé son petit ouvrage, un garçon est entré. Il avait l’air d’un jeune roumain, assez mal habillé, d’une propreté douteuse. Un second vendeur est arrivé, l’a vu, a soupiré. “C’est pour quoi, a-t-il dit ?” “Quatre frères” a répondu le jeune homme, avec un gros accent roumain. Le vendeur a ouvert un tiroir, duquel il sortit quelques feuilles, chercha, puis trouva celle sur laquelle il y avait inscrit à la main “J’ai quatre frères…” puis autre chose, huit fois sur la page, comme ces petits billets que les personnes vous tendent dans la rue ou le métro avant de vous demander une pièce.
Le vendeur mit la feuille dans la photocopieuse, puis il alla chercher le papier épais, de couleur verte, que lui désignait le jeune homme. “C’est un euro la feuille, dit-il à son client”, lequel acquiesça, puis lui indiqua sans rien dire un tiroir. Toujours en soupirant, le vendeur ouvrit le tiroir, en sortit une paire de ciseaux, qu’il lui tendit, puis lança les photocopies.
L’autre vendeur m’amena mon texte, relié, avec un grand sourire : “C’est une nouvelle pièce, me demanda-t-il ?” Je répondis : “Voilà”, payai les sept euros cinquante, puis quittai la boutique – tandis que le jeune roumain, après avoir déposé un billet de cinq euros sur le comptoir, découpait méthodiquement les cinq photocopies sur papier cartonné, à l’aide de la paire de ciseaux, afin d’en faire ses petits flyers – terme ironique et discutable, je suis d’accord.
Je repris mon scooter, et filai rejoindre Valentine.
Sur le chemin, très court, un souvenir me revînt.
J’avais seize, dix-sept ans, je cherchais un travail d’été, gagner un peu d’argent. Un de mes amis m’amena un matin dans une boutique désaffectée de La Garenne-Colombes : “Un très bon plan, m’avait-il dit.” Une personne d’allure douteuse, vraiment très grasse, vraiment vilaine, nous expliqua le topo – à moi, mon ami, et les sept ou huit autres jeunes gens présents au rendez-vous. Il fallait vendre des gravures, des toiles pourrîtes, des dessins de merde, en porte à porte. Pour chaque dessin vendu – je ne me souviens pas du prix – nous touchions un gros pourcentage. Pour bien les vendre, nous expliqua le monsieur, il nous fallait apprendre et réciter un texte, qu’il nous distribua, que nous devions mémoriser durant le trajet. Puis il nous fit monter dans une espèce de minibus, et nous déposa tous devant des barres d’immeubles du côté de Gennevilliers, avec un rendez-vous donné huit heures après au même endroit, et confia à chacun un carton à dessins plein de ces gravures pourrîtes.
Le texte à apprendre par cœur commençait par : “Bonjour monsieur, bonjour madame, excusez-moi de vous déranger, mais je sors de prison…”
Une heure plus tard, je pense que l’on m’avait claqué une cinquantaine de portes au nez. Sans doute n’étais-je vraiment pas bon vendeur, ou avais-je à l’époque l’air de vraiment sortir de prison. Je déposai le carton à dessins en bas de l’immeuble en question, et repartis vers Colombes à pied.
Cinq ou six mois après, tandis que je prenais un cours de conduite avec un moniteur d’auto-école, vraiment très très gros con, qui avait fait l’Algérie, que j’avais envie de cogner, j’arrêtai la voiture en plein sur l’autoroute, la bande d’arrêt d’urgence, et rentrai à pied vers Colombes à nouveau – tandis que le gros con de moniteur, incrédule, s’égosillait à me rappeler dans mon dos.
Same old story.
Je n’ai jamais passé le permis.
Je roule en scooter, je prends pas le métro.
ADDENDUM/ Non plus. Juste une pensée pour mon Marco, Quatre Frères, c’est pour toi. Et Les Papas et les mamans, c’est à partir du 14 février au Théâtre Les Déchargeurs – tous les renseignements là. Tu me diras.
Touchée, one more time…