L’éternité et un jour
Nadine Morano part en vacances, en week-end, en voyage privé ça s’appelle. Nadine Morano est ministre, alors quelques motards l’escortent. C’est comme ça, c’est normal, c’est la république ça s’appelle. Il faut sans doute qu’elle aille très vite, il ne faut pas rater l’avion, c’est moche de rater son avion, ça vous fout vos vacances en l’air. Et ce qui est privé est tellement important.
Un jeune homme traverse la rue, il a des écouteurs on raconte. Ce con. Les motards le renversent. Ils ne font pas exprès. Même si il porte des écouteurs, si ça se trouve un blouson. Et puis ce jeune tombe dans le coma, c’est moche, ah bravo, les vacances de Nadine Morano sont foutues. Obligée d’aller à son chevet, d’en parler à la presse, de reporter son voyage privé.
À quelques milliers de kilomètres de là, un pays que j’aime, au même moment, un vieux traverse la rue. Il ne porte pas d’écouteurs. Ce con. Il s’appelle Théo Angelopoulos, c’est un très très grand cinéaste, mais comme il n’est pas ministre il n’a pas droit à une escorte, bien qu’il prépare son nouveau film. Pourtant, en Grèce, puisque c’est là que l’histoire arrive, on aime énormément son art, mais on a d’autres chats à fouetter. Un motard vient et le renverse, le vieux tombe dans le coma aussi, mais comme il est vieux lui est mort, alors que le jeune s’en est sorti.
Quand j’ai lu ça sur internet, je me suis souvenu d’un texte de Philippe Djian, un de ses premiers, Une raison d’aimer la vie, ça s’appelait.
« Je me trouvais à Athènes lorsque j’ai appris la mort de Richard Brautigan. Mes premières vraies vacances depuis dix ans (…) Lorsque je suis tombé sur l’article, ma femme achetait des pistaches. Le type en avait laissé quelques unes sur la table avant de repasser (…) Athènes est une ville que j’adore. J’avais moi aussi le sourire aux lèvres lorsque j’ai appris qu’il était mort. A Bolinas, en Californie. Depuis, je ne suis plus le même. Je me réveille la nuit. Et vous non plus, vous n’êtes plus les mêmes, que vous en soyez conscients ou non. Qu’est-ce que tu as ? Ça ne va pas ? me demanda-t-elle. Je l’ai regardée sans dire un mot puis je lui ai tendu le journal (…) le journal s’est refermé avec un bruit d’ailes effrayant. (…) Je donnerais dix mille vies pour la vie de Richard Brautigan. J’essaie de vous dire ça en vous regardant en face. Vingt mille. Au fond, je ne m’écœure pas du tout. Il en tombe des centaines de milliers tous les jours. Est-ce qu’on pense à ses millions de lecteurs, à ces réservoirs de sang neuf qu’étaient Mémoires sauvés du vent ou La vengeance de la pelouse? Quelqu’un essaierait-il de venir m’arracher des mains Tokyo Montana Express? (…) J’invitai le gars à partager la bouteille avec moi. Non, il n’avait jamais entendu parler de Richard Brautigan (…) Je lui expliquai que Brautigan était une des bonnes raisons d’aimer la vie, j’étais à deux doigts d’envoyer un torrent de larmes à travers la pièce mais il me souriait de toutes ses dents (…) Richard Brautigan, j’ai murmuré. Son nom c’était Richard Brautigan. »
Je ne donnerai la vie d’aucun jeune homme contre celle de Théo Angelopoulos, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, qu’on me comprenne bien. Je suis heureux qu’il soit sorti du coma, je lui souhaite une belle vie. Je trouve juste que nous sommes vraiment peu de choses, ce soir, et je pense à Théo Angelopoulos. Avec tendresse, respect, et nostalgie.
J’espère tout simplement que d’ici quelques jours, moins de cent, Nadine Morano ne sera plus ministre, qu’elle n’aura plus d’escorte – même s’il serait ridicule et injuste de lui reprocher cet accident, elle n’y est pour rien, cela arrive, il y a d’autres choses à lui reprocher. J’espère qu’elle profitera de son temps libre pour regarder des films, ceux de Théo Angelopoulos, L’éternité et un jour, par exemple.
Elle risque de bien bien se faire chier, cela dit. Pas sûr sûr qu’elle adore.
ADDENDUM/ Du théâtre, du théâtre, du théâtre. Des critiques qui me touchent, certaines qui me bouleversent. Les retours. Et puis ce qui ce se passe sur la scène, dans la salle. Dans notre bar rue Lepic après… « Autour du moulin » ça s’appelle, venez… On y est vers 20h15, mais soyez à la pièce avant, comme ça on pourra discuter… Et les autres pièces qui arrivent, de moi mais pas par moi. La Tour de Pise ce soir au Havre, Les Papas et les mamans à suivre, un nouveau 107 ans très bientôt… Peut-être une nouvelle chose après… Auteur gâté, vraiment. Et du cinéma qui se prépare, se concocte… Ne pas marcher à pied, non. Rouler en scooter. Même sans casque, même bourré. Dire merci, dire pardon, dire je t’aime, et rouler.
PS/ Pas d’image en hommâge.
C’est chouette un auteur heureux, c’est très mérité aussi.
Bon jeu à tous les 3, et merci encore pour tout!
Juste une précision qui a son importance : Morano ne se déplaçait pas pour ses besoins personnels mais se rendait à un rendez vous avec le premier ministre. Ce qui n enleve rien a la conduite inadmissible de son escorte qui, sous prétexte d être en retard, a pris la rue à contre sens !
Il est bien connu qu un agenda de ministre vaut la vie d un jeune ….
« Richard Brautigan, j’ai murmuré. Son nom c’était Richard Brautigan. » Cette citation m’a flanqué la chair de poule. Oui, Richard Brautigan est une bonne raison d’aimer la vie. Tout comme ce que tu écris. Je retournerai à Bolinas, nager dans la baie parmi les phoques, et, à nouveau, je penserai à Sucre de Pastèque et à Simon.
Effectivement, Diastème est aussi une bonne raison d’aimer la vie, depuis le temps que je le dis!