Rigobert

La rue Garlande est triste, elle se réveille lentement. Un homme est assis là, depuis dix ans au moins, je l’ai souvent croisé. Je me souviens de son visage, je me souviens de son odeur. L’homme est assis là sous un porche.

La rue est vide. Le festival vient de commencer et il est encore tôt. J’ai acheté mon Libé – que je n’achète plus qu’ici, je descends prendre mon café sur la place des Corps Saints, rituel immuable, quelque peu imbécile, que nous avons avec Christophe. Il n’est pas là ce matin, mais je n’y manquerai pas – et je sais qu’il le fait lorsque je suis absent.

Première du spectacle d’Andréa hier soir, arrivé juste à temps. Bu un café avec l’équipe, et avec Durringer, que j’étais content de revoir. Plaisir de le retrouver, de discuter un peu, plaisir de voir un auteur aussi fier et heureux d’une reprise de sa pièce. J’ai connu ça, c’est délicieux, on se sent comme immortel. Je l’écoute dire sa fierté, son bonheur à l’équipe, suspendue à ses lèvres, fière et heureuse aussi. À deux tables derrière, d’autres amis sont là, tous réunis aux Carmes. Le hasard a voulu que je n’ai pas à marcher pour presque tous les voir. Cette ville m’aime bien, je crois.

Je connais la rue Garlande, on la voit dans mon film. Deux ou trois années de suite j’ai habité tout près, 20 rue des trois faucons, je passais souvent par là, je voyais l’homme toujours, je lui donnais une cigarette. Dans mon deuxième roman, In Paradisum, j’avais un personnage qui s’appelait Rigobert et qui était clochard. J’ai appelé cet homme Rigobert la première fois que je l’ai vu, il m’y a fait penser. Quand je passais rue Garlande et que je l’apercevais, je me disais : “Tiens, Rigobert est là…” Il m’arrêtait, me demandait une cigarette, je la lui donnais, et pas par charité, parce qu’il me faisait penser à quelqu’un que j’aimais bien.

C’est bizarre d’écrire ça, non ? Aimer ses personnages comme on aime des personnes… Je ne sais pas pour les autres auteurs, mais pour moi cela est vrai. Mes personnages existent, ils sont dans mon esprit, dans une partie de mon cœur, et j’y pense quelquefois comme à des êtres humains, comme à des vieux amis, à des gens qui vous manquent.

Rigobert sent très fort, et il est assez laid. L’alcool a piqué sur sa tête comme un tatouage maori. Ce n’est plus de la couperose, c’est de l’art sur ses joues, chef d’œuvre du pointillisme amené à disparaître.

Je me suis décidé une heure avant de partir, Avignon me manquait, les gens que j’aime aussi. Et puis faire une surprise… Plus je vieillis et plus j’aime ça, être surpris, ne pas savoir, les gens sont tellement attendus, si peu de choses me surprennent… Ne pas faire comme les autres. Tenter d’être surprenant. Quitte à manquer son coup.

“On se connaît, non ?” C’est Rigobert qui parle, qui me sourit et qui parle, et je vois ses gencives puisqu’il n’a plus de dents. “On ne se connaît pas mais on s’est déjà vu, je lui réponds. Je viens souvent au festival.” Il me regarde, puis dit : “Si ! Moi je te dis ! On se connaît !” Je ne sais pas quoi répondre, je suis enfin surpris. “Vous voulez une cigarette ?” je lui demande. “Non merci, il répond. J’ai arrêté de fumer.” Quand il fumait, je pense, l’odeur était moins forte, le tabac la diluait, là c’est vraiment insupportable, il fait près de trente degrés. “Tu vas bien ?” me demande-t-il, comme si on se connaissait. “Je… Oui, je… Oui, je finis par répondre, je vais bien. Et vous ? Vous allez bien ?” “Ça va, mon grand, il dit. Ça va.”

Je reste devant lui quelques secondes, je ne sais pas quoi dire d’autre. Il me fixe, je suis gêné. Je dois sourire bêtement. “Je… J’y vais, je dis. On se reverra sans doute.” “Va, mon grand, il répond. Va.”

La scène a duré une minute. Puis j’ai repris ma route. Je me suis installé au bar des Célestins, j’ai commandé un café allongé, un verre d’eau. J’ai allumé une cigarette. Puis la vie a repris. Le téléphone a sonné.

ADDENDUM/ Le plus joli mot de la langue française, quand on est au festival d’Avignon, est “complet”. En moins de trois jours : “Une envie de tuer sur le bout de la langue” : COMPLET. “Ce jour-là” : COMPLET. “Vernissage” : COMPLET. “La maîtresse en maillot de bain” : COMPLET. Trois réflexions pêle-mêle : 1) Parfois le monde est juste. 2) Je suis tellement fier des gens que j’aime. 3) L’influence de ce blog, quand on y pense, ça fout les jetons.


Partager sur Facebook, ou sur Twitter.

3 commentaires

  1. Coudret dit :

    « Violoncelle sur Canapé » est COMPLET aussi ….
    Moi aussi j’adore ce mot ….
    Diastème t’as raison ça fout les jetons ……

  2. Il est superbe ce texte.
    Et t’as raison, c’est vraiment bien les surprises!
    Bon festival.

  3. j’aime ta relation fusionelle avec une ville , Avignon, devien t comme une personne qui ne vous laisse que de bons souvenirs. ce Rigobert, on en voit beaucoup partout, mais celui ci a probablement un petit truc en plus qui te serre le coeur. J’ai aimé follement Londres et comme je suis volage, j’ai et j’aime toujours New York, à force de lier DSK à New je fais finir par me lasser. Berlin me plait beaucoup et Venise me fascine. en attendant je suis à Paris avec un problème au genoux, c’était mon anniversaire hier et cela me plonge dans un cafard très bovarien. … je t’embrasse.

Laisser un commentaire

Résumé des épisodes précédents Liens amis Doléances RSS