Le prénom des gens

Nous travaillions tout à l’heure avec Olivier sur son scénario quand nous fîmes lui et moi une très grande découverte : Spinoza s’appelait Baruch. Baruch Spinoza. Outre que Baruch, quand même, il faut le porter, nous en fûmes tout retournés : nous connaissions tout deux plutôt bien Spinoza, sa vie, son œuvre, sa joie de vivre, son sens de la déconne, mais absolument pas son prénom.

Plus tard dans la journée, tout à l’heure à vrai dire, je découvris le prénom du Tito en lisant le livre de Claude Lanzmann – dont j’ai déjà parlé, et que je n’ai pas fini. Soit Josip. Josip Broz, dit Tito. (Pour information, si le Maréchal Tito s’appelait donc Josip, le Général Tioum, lui, s’appelle Mathieu.)

Très bon sujet de chronique, me dis-je ni une ni deux.

Les histoires de prénoms – et je ne parle pas de la pièce avec Patrick Bruel (et la grande Judith El Zein) qui triomphe actuellement au Théâtre Edouard VII, et au sujet de laquelle je m’engueulais avec une personne chère il y a encore trois jours – sont le lot de tout auteur. Je ne sais pas exactement combien de pièces, de films, de romans ai-je écrit – mais ça commence à faire, et à chaque fois se pose la question des prénoms. Comment appeler les personnages ?

Pour en revenir au scénario pour Olivier, par exemple, le héros de l’histoire a un petit garçon que nous avions appelé Alphonse, et sans aucune raison précise. Il nous fut rapporté, dans les notes de lecture sur la première version, que les petits garçons ne s’appelaient pas Alphonse. (Je tiens quand même à signaler que la fille de mon meilleur ami s’appelle Paulette, et que même si j’étais contre pendant la gestation, je considère dorénavant ce prénom comme l’un des plus beaux du monde. Comme quoi les prénoms mais passons.) N’ayant, ni mon Olive ni moi, l’envie de bloquer là-dessus, nous l’avons donc changé. L’enfant s’appelle maintenant Basile, du nom d’un beau bébé venant à peine de naître par le ventre d’une amie commune.

C’est un sujet qui me concerne, évidemment. Diastème. Comment peut-on s’appeler Diastème ? Une énième – et dernière fois j’espère, je vais donc expliquer. Il se trouve qu’un diastème, en langage dentaire, c’est un écartement, un intervalle, ce sont les « dents du bonheur ». Et cela vaut dans d’autres domaines, en musique sérielle par exemple cela existe, quelque chose qui est « entre », un espace, et j’adore cette idée. Il se trouve que j’ai les dents du bonheur, depuis que je suis né, et c’est pour ça que je suis heureux, que ma prose resplendit de bonheur. Il se trouve que ma sœur est dentiste, aussi, ce qui a pu avoir son importance, vu que c’est elle qui m’apprit ce terme. Il se trouve – comme c’est cocasse, en plus – que mon vrai nom de famille est compris dans ce mot. Et il se trouve, enfin, qu’à vingt ans, j’avais un groupe de rock qui s’appelait Diastème. Lorsque je dus signer au même âge mes premiers papiers dans la presse, papiers plutôt comiques, je choisis ce pseudo, plus comique que mon nom, qui n’a rien de très tordant. Ce ne fut donc pas un choix, un calcul, un travail marketing, ce fut juste un hasard. On m’engagea dans un journal, j’abandonnai le rock’n roll, et le nom m’est resté.

Depuis, voilà, je m’appelle Diastème. Les gens m’appellent Diastème, les plus intimes Diasto. Rares sont ceux qui m’appellent Patrick. Mon père, ma mère, ma sœur, bien sûr, mes amis d’avant, mais cela fait tellement longtemps. Je me rends compte que j’ai passé plus de la moitié de ma vie, maintenant, à me faire appeler Diastème au lieu de Patrick. C’est assez étrange. Pourtant cela n’a rien de schizophrénique, je suis la même personne, pas le syndrome Gary/Ajar, bien que j’ai usité nombre d’autres pseudos, dont des bien gratinés.

Se faire appeler Diastème n’a pas que des avantages. Déjà beaucoup de gens mettent un “h”. D’où cette blague que j’ai épuisé au fil des ans : « Diastème ne prend pas de “h”. Ou tout du moins il n’en prend plus. Ah ah. » L’autre chose agaçante est cette petite question de secrétaire au téléphone : « Diastème comment ? » Ce à quoi je réponds : « Non non », ce qui a comme effet d’inverser l’agacement. Il y a aussi la question du sexe, beaucoup de gens, à mes débuts, pensaient que j’étais une femme, ce qui m’amusait plutôt.

Il y a très peu d’inconvénients, en fait, j’exagérais. Côté avantages, il y a un que j’ai découvert il y a deux ans en allant présenter mon film au festival de Thessalonique. Les grecs m’adorent ! En plus de me décerner deux prix, ils me fêtèrent comme l’un des leurs, me firent ola et haie d’honneur, je n’avais encore rien dit que ces gens étaient déjà fous de moi ! À mon retour, j’envisageai très sérieusement d’aller m’installer en Grèce afin d’y faire enfin fortune. Mais le pays fit faillite.

Une dernière chose sur le sujet. Un soir de 2003, tandis que je dévorais Les Valeureux d’Albert Cohen, mon auteur français favori, voilà ce que j’eus la surprise de lire, page 828, édition de la Pléiade :

« Père, dit-il enfin, ne pourriez-vous me révéler la nature et l’objet de cette merveilleuse entreprise qui ouvre à mes narines ravies d’odorantes perspectives ? » Mangeclous ne répondit pas tout de suite, occupé qu’il était à extirper à l’aide d’un clou les particules logées entre ses dents. « Je cure mes diastèmes, dit-il. Diastème est un mot connu seulement des personnes de haute culture, un mot si rare et distingué que cet ignorant de Larousse ne l’a pas mis dans son dictionnaire ! Je me propose de lui adresser une petite lettre sarcastique à ce sujet ! Diastème signifie, sache-le, l’intervalle compris entre deux dents. » « Merci, père, je n’oublierai pas ce mot savant et saurai m’en servir, soyez-en persuadé… »

Je ne vous cache pas que cela me fit bizarre. Cela faisait des années que l’on m’appelait Diastème, et pour la première fois j’en fus fier.

ADDENDUM/ Demain 17 mars, jour de la Saint-Patrick. Je dis ça je dis rien.


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4 commentaires

  1. Richard dit :

    bien que connaissant une partie de l’histoire, la mise en prose est délectable, Diasto…

  2. margotte dit :

    Bonne fête !

  3. amélie dit :

    Alain, Antoine, François, Frédéric, Julien, Jean, Paul, Pierre.

    Il aimait les prénoms sobres, élégants, ceux qui existaient depuis toujours mais qui n’étaient pas donnés à tout le monde. De la même manière, il éprouvait une certaine admiration pour ceux qui les portaient. Des gens discrets, racés, qui avaient la tâche délicate d’être une énième variation sur le même thème de Pierre ou de Paul. Celui qu’il serait demain pourrait fort bien s’appeler Pierre ou Paul. Il aimait le son à peine rugueux de Pierre, le côté caillou venait contrebalancer la résonance biblique. Blin aurait rêvé qu’on s’adresse à lui d’un :
    – « Qu’en dites-vous Pierre? »
    Qu’on lui dise :
    – « Ah Pierre, vous m’épaterez toujours. »
    Jamais on ne lui avait dit : « Ah Thierry, vous m’épaterez toujours. »
    S’il s’était appelé Paul pendant quarante ans, il ne faisait aucun doute que son parcours aurait été différent. Peut-être aurait-il peint des toiles au lieu de les encadrer, qui sait? Un Paul avait forcément une âme d’artiste, ou même l’étoffe d’un espion international. Question femme, sa vie entière aurait été parsemée de « Emmenez-moi où vous voudrez Paul ou Paul, refais-moi ce truc dans les reins! » La grande blonde du tennis rêvait à coup sûr de croiser un Paul dans sa vie.
    Sans parvenir à se l’expliquer, Blin se sentit devenir un Paul.

    « Quelqu’un d’autre » de Tonino Nenacquista

  4. amélie dit :

    Sur le même sujet, une copine, professeur des écoles en maternelle a dans sa classe une petite fille qui s’appelle « Jihad » et son grand-frère s’appelle « Islam ».
    Pas facile pour les minots…

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