Se faire jouer


La plupart des émotions, on ne nous les apprend pas. Il n’y a pas de cours d’émotions, ni de cours de sentiments à l’école, tout ce qu’il y a d’important dans la vie on ne nous l’apprend pas à l’école, on l’apprend dans la vie. L’amour, la mort, la haine. La jalousie, la rancœur, le dégoût. La folie, la tristesse, le bonheur. Le désespoir. Ce sont des sentiments, des émotions, c’est ce qui fait de nous des hommes. Au fil des années, on commence à comprendre, à connaître, on a déjà ressenti ça. Parfois un sentiment nouveau nous envahit, on est surpris, on ne connaît pas. Plus on vieillit et plus c’est rare, mais ça arrive, On a déjà aimé quelqu’un, mais pas comme ça. On a déjà été blessé, mais pas comme ça. On a déjà été heureux, mais pas comme ça. Ce sont des nouvelles émotions, bonnes ou mauvaises, ça nous fait battre le cœur autrement. On se dit que la vie est bien faite, on se dit qu’on ne connaît rien à rien, on se dit que Jean Gabin avait raison : on sait qu’on ne sait jamais. Je parle là des choses essentielles, communes, que tout le monde peut ressentir un jour. Dans mon métier, pourtant, il y a des émotions uniques, difficiles à faire partager pour qui ne pratique pas ce métier. Je veux parler d’être joué.

Pour un auteur de théâtre, ou de cinéma – mais c’est beaucoup plus fort au théâtre, voir ses mots interprétés par un autre est une émotion unique. Cela se raconte difficilement, cela est d’une intimité folle, cela ne ressemble à rien de connu. J’ai la chance, en tant qu’auteur, d’être joué. La plupart du temps je monte mes pièces, je choisis mes interprètes, mon équipe, je travaille avec eux des mois. Ce que vous aviez imaginé, pensé, construit, se révèle à vos yeux. Les mots prennent chair et sang, les personnages, les émotions. C’est étonnant, vraiment troublant, quand on ne s’est pas trompé il n’y a rien de comparable. Et puis on s’habitue, on n’y pense plus, on travaille. Quand vient le soir de la première, quand les gens sont là dans la salle, là aussi c’est incomparable, indescriptible, c’est une émotion comme aucune autre. Même après cinq ou six pièces, même quand on n’est plus débutant. On est plus calme, c’est vrai, un petit peu moins surpris, mais ça reste aussi fort, aussi violent. Il y a quelques années, j’ai croisé un metteur en scène très en vogue, sur le trottoir d’un théâtre, au soir de sa première. J’étais gêné de le rencontrer, mais nous nous connaissions, il fallait que je le salue. Il était en larmes, parce qu’il n’y avait pas assez de monde dans la salle, parce que les gens ne semblaient pas comprendre son travail, parce qu’ils n’avaient pas l’air émus. Il avait une dizaine de succès derrière lui, plus rien à prouver, il travaillait beaucoup, mais il était en larmes. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas son travail, cet homme est un honnête homme, ce n’est pas un cynique, et je respecte ses larmes.

Ma première fois, je l’ai souvent racontée : La Nuit du thermomètre au CDN de Nice, avec Emma et Fred. Je n’ai pas compris ce qui m’arrivait, je ne m’en suis rendu compte qu’après, longtemps longtemps après. C’était la première fois d’Emma, aussi, c’était il y a dix ans. Dans quelques jours elle sera sur scène, au théâtre La Bruyère, dans Pour l’amour de Gérard Philippe. Pour la première fois de sa vie elle ne jouera pas un de mes textes. Moi ça va me faire bizarre. Je serai évidemment dans la salle, avec une autre émotion, je lui enverrai des bonnes ondes et je suis sûr qu’elle sera magnifique. Mais je ne parlais pas de ça, ou plutôt si, mais d’une autre manière.

Monter ses pièces, c’est quelque chose, oui, mais se faire monter par d’autres…

Cette Nuit du thermomètre, par exemple, je l’ai vue à de nombreuses reprises, par nombre de metteurs en scène, par nombre de comédiens, j’ai été ému à chaque fois, même quand ce n’était pas très bien. Quelqu’un qui vous monte vous l’aimez – et cette phrase vaut ce qu’elle vaut. J’ai raté plein de versions étrangères de La Nuit…, mais j’ai vu celle en Belgique, par exemple, formidable, étonnante, et puis celle de Damien, bien sûr, au Petit Hébertot, il n’y a pas si longtemps. C’est une version spéciale, pour moi. Parce que Damien est mon ami, parce qu’il me connaît bien, parce que j’entretiens avec ce texte un rapport organique, parce que Simon, parce que Lucie (et nous en reparlerons, vous comprendrez), parce que d’autres raisons.

C’est le destin des pièces, le mieux qui puisse leur arriver, être reprises, être jouées. Je sais que d’autres que Fred, dorénavant, joueront 107 ans sur scène, et dans quelques mois je cèderai les droits de L’Amour de l’art, comme on me l’a demandé, et nous irons la voir en Suisse, en Belgique, en France. J’emmènerai Fred, Emma, Jeanne, Bertrand, nous irons avec Damien et Tioum, et nous ferons la fête, et nous serons émus, et nous passerons une bonne soirée.

Tout à l’heure une comédienne m’a contacté pour m’inviter à aller voir sa version de La Tour de Pise, qu’elle jouera début mars, au Havre, au théâtre Le Bastringue. Je ne sais pas si j’irai, mars c’est très loin pour moi, mais ça me touche beaucoup. Elle m’a envoyé des photos, des extraits, ça a l’air vraiment bien. Pourtant la version que nous avons créée avec Jeanne est une des choses dont je suis le plus fier – nous la reprendrons j’espère – mais je serai ravi d’aller au Havre, comme j’étais ravi d’aller à Clermont-Ferrand voir Olivia l’interpréter. À chaque fois je suis fier, connement flatté. À chaque fois ça m’émeut.

Je connais les petits et les grands. Je suis au milieu, sur le côté, à un bon poste d’observation. Je sais ceux qui n’ont rien et se battent, je sais ceux qui ont tout et s’en foutent – ceux qui ont tout et ne s’en foutent pas, aussi, pas de caricature, surtout pas, les petits peuvent être nuls, les grands peuvent être formidables. Moi j’ai de la chance, je suis joué. Pour de très bonnes raisons, en plus. Pas par pignolade putassière, pas par snobisme dégoûtant, pas parce que je passe à la télé. C’est pour ça que ça m’émeut, en fait. Il vaut mieux monter d’autres auteurs, des plus branchés, des plus connus, des plus appréciés dans le réseau, pourquoi me monter moi, si ce n’est pour de très bonnes raisons?

Je ne sais pas comment finir ce texte, je le trouve incroyablement indécent, je crois que j’en ai un peu honte. Il ne faut pas que je le relise, il faut que j’appuie sur la touche play et que je pense à autre chose.

ADDENDUM/ The Limits of control, le dernier Jarmusch. Je ne sais pas ce qu’en a dit la presse, s’il a eu du succès, mais je l’ai vu avant-hier et j’ai trouvé ça mais… pfft… somptueux. À ce point-là, oui. Pour le reste, j’ai voté hier matin sur internet pour les Césars. Le vote est secret (si on le dévoile, le comité vous envoie des serbes). Tout ce que je peux dire c’est nous nous sommes rendus compte tout à l’heure que nous avions voté pratiquement pareil, Christophe et moi. Je peux vous jurer que nous étions aussi surpris l’un que l’autre. En rentrant, je me suis demandé lequel de nous deux avait le plus vieilli.

PS/ Mon Bruno (voir photo), je te kiffe.



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4 commentaires

  1. Camille dit :

    « Honte » mais de quoi? Il est sincère et émouvant ce texte, mais surtout pas « indécent », surtout pas.
    Et être lu? Ca sonne bien aussi « Se faire lire »…

    Addenda:
    1. c’est bon de te lire, comme ça, le matin
    2. et oui le Jim Jarmusch est waouh … je dirais puissant. Et apaisant aussi.

    • Jade Duviquet Cie Singe Debout dit :

      un auteur qui aime les acteurs, qui ne craint pas d’être trahi, au contraire, qui se sent « mis en vie » à chaque fois, c’est maladroit cette formule mais ce texte me dit cela… Merci et bonne journée.

  2. Vrai bonheur de te retrouver sur ce blog depuis quelques semaines! Pourquoi jouer des auteurs tels que toi ? Justement, pour tout ce que apportes de vrai, de sincère … Cette justesse, cette sensibilité, cette distance aussi que met l’humour dans tout cela … Olivia t’écrira sans doute aussi … Merci pour tout ! Surtout en ce moment où les choses deviennent si difficiles qu’il faut mettre un point final rageur, révolté, douloureux aussi à une partie de l’aventure …  » Ceux qui n’ont rien et qui se battent  » finissent un jour par dire stop. Mais les instants magiques demeurent et tu en fais partie.

  3. Yann Reuzeau dit :

    Et ben moi aussi, j’étais fier de La tour de pise, même si j’ai rien fait (mais bon, t’as compris l’idée). Par contre, je sais pas comment tu fais pour donner les droits de tes pièces, c’est un truc… je crois pas que je serais capable.
    Bises
    A+
    yann

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